samedi 31 octobre 2009

La récréation


Paul ouvre les yeux. La pièce où il se trouve est plongée dans le noir. Le vide absolu.
Rapidement il tente d’évaluer la situation. En quelques secondes, il comprend qu’il est nu, assis sur une vieille chaise en osier, les pieds et les mains liés avec une sorte de grosse corde en chanvre.

Il tente de bouger la chaise qui se met à couiner sous ses tressautements mais elle ne bouge pas d’un poil. Elle semble vissée sur le sol en béton. Il tend l’oreille. Rien. Il respire un grand coup et tente de percevoir dans ses muscles des courbatures qui pourrait lui indiquer depuis combien de temps il est assis sur cette chaise. Mis à part un début de lancement dans les bras, il a l’air en forme. Pas de coups, pas de mal de crâne. Aussi frais qu’un nouveau né. En plissant les yeux il tenta de percevoir les contours de la pièce qui lui apparaissent au fur et à mesure. Un microscopique rai de lumière sort d’un soupirail obturé par une planche en bois, à quelques mètres de lui. Une cave.
Bon. Et maintenant ? Au vu de la situation, il n’avait aucune envie de se manifester à son (ou ses ?) bourreaux en poussant des grands cris. Il se dit avec tout le calme dont il était capable qu’il vaut mieux faire le mort le plus longtemps possible. Faire le mort.

« Et merde. »

Il respire un grand coup.

Paul ferme les yeux et tente de respirer par le ventre comme on lui a appris au séminaire de sophrologie que la boîte offre tous les ans à ses cadres sur-stressés. Il se calme un peu. Il passe en revue ses souvenirs un à un. Le premier remonte à un matin. Etait-ce hier ou une semaine auparavant ? Comment savoir depuis combien de temps il est retenu ici ?

C'est le matin, il fait beau. Avec sa femme Alice, ils prennent le petit-déjeuner assis à la table de la cuisine, leurs regards perdus à l’horizon, par-delà les toits des immeubles. Il entend le son de la cafetière où coule le café et le doux ronronnement des information à la radio qui se diffusent dans la pièce . Immédiatement il décide de garder cette image le plus longtemps possible en lui.

Ensuite il se souvient qu’il quitte la maison pour rejoindre le métro puis son travail. Il entre dans le building en verre du quartier des affaires où il se rend tous les matins depuis quatre ans. L’ascenseur. Puis l’étage de son entreprise puis les « Salut, ça va ?» à ses différents collègues de bureaux croisés sur son chemin. Puis le couloir, l’open space, son ordinateur, ses mails, sa pause café règlementaire avec ses collègues proches, puis réunion, pause déjeuner à la terrasse de la pizzéria du centre commercial, puis re- réunions, ordinateur… Pendant qu’il se remémore sa journée de travail, un doute lui vient. Etait-ce aujourd’hui ? Il se rend compte tout à coup à quel point ses journées se ressemblent. S’enchaînant les unes après les autres jusqu’à ne former plus qu’une gigantesque journée d’ une semaine. Il se sent incapable de différencier le lundi, du mardi, du mercredi… Jusqu’au week-end, où là aussi il n’a aucun souvenir. Rien. Il a l’impression que les jours se calquent les uns sur les autres.

Il sent ses nerfs le lâcher un à un. Soudain il perçoit un léger bruit derrière lui, à quelques pas seulement. Comme un bruissement. Une sueur froide lui coule le long de la colonne. Il déglutit alors que ses viscères se réduisent petit à petit en une masse froide et compacte.

« Y’a quelqu’un ? » gargouille-t-il.

Un claquement. Il sursaute et une lumière aveuglante jaillit de derrière son dos. Un bruit de moteur et un ronronnement de machine qu’il identifie tout de suite : un vidéoprojecteur.

La lumière projetée sur le mur laisse deviner un drap d’un blanc douteux qui fait office d’écran. Il tente de se retourner mais une image apparaît sur le drap qui capte son attention. C’est Alice. Pas la Alice du matin idyllique dont il s'est souvenu quelques instants plus tôt. Une Alice au visage meurtri, méconnaissable. Un amas de chairs vives et douloureuses. Une horreur. La lèvre supérieure éclatée, l'oeil gauche fermée par un hématome qui lui enveloppe la moitié du visage.

Clac. Une autre image. Cette fois une vue de dos du corps d’Alice qui se tient debout face à un mur blanc. Une table de médecin en arrière plan. La lumière crue gifle les sens de Paul. Le dos, les fesses et les cuisses d’Alice. Des brûlures de cigarette, des hématomes violets. Paul ferme les yeux et serre très fort ses paupières.

Clac. Une autre photo vient d’apparaître sur le mur. Paul le sait mais il refuse d’ouvrir les paupières. Il se met à sangloter.
«Merdemerdemerde. »

Un raclement de chaise derrière lui comme quelqu’un qui se lève précipitamment. Un bruit de pas nerveux, un souffle saccadé puis un choc violent à l’arrière du crâne.

Paul se retrouve projeté en avant mais reste vissé sur sa chaise. Il tousse, les yeux exorbités, la bouche grande ouverte cherchant sa respiration. Une douleur atroce pulse dans sa tête comme si un boxeur catégorie poids lourd lui balançait des droites dans le cerveau. Puis une batte de base-ball surgit devant lui à l’horizontale. Il n’a pas le temps de voir la main qui la tient, que la batte surgit sous son cou pour lui remonter la tête face à l’écran. Des doigts lui ouvrent de force les paupières.

Cette fois Alice est de face. Le visage baissé, le menton collé contre la poitrine. Elle se tient le bras gauche et Paul remarque que son poignet forme un angle bizarre avec le reste du corps.

Il n’en peut plus. Il gémit plus fort. Loin de le faire taire, l'Autre retourne à sa chaise et le laisse crier à sa guise.

Le rétroprojecteur s’éteint. Et de ce fait la pièce est replongée dans le noir. Paul pleure comme un enfant, il a froid, il est sale, il tremble à en faire grincer la chaise.

« Pardon. » réussit-il à articuler entre deux hoquets. « Pardon, je le ferais plus. » répète-t-il un peu plus fort.

« Trop tard Paul. La récréation est terminée. »

Un éclair blanc jaillit de sous sa gorge et lui tranche la carotide d’un geste sec. Le sang s’écoule pendant qu’il tente de rattraper les quelques secondes de vie. Inutilement.




Le lendemain matin, Anne-Marie Mayer arrive à neuf heures au centre d'hébergement pour femmes battues où elle travaille comme médecin. Autour de la cafetière électrique elle retrouve Michelle, Stéphanie et Fathia qui papotent dans le petit jour du temps, des enfants, des prochaines vacances.
Il est encore trop tôt pour parler des patientes, qui arrivent dans leurs bureaux, le regard fuyant.
Elles viennent de partout, pauvres, riches, mères de familles, étudiantes, secrétaire, boulangère, directrice des achats, institutrice. Toutes ont ce même regard, cette même angoisse de voir surgir derrière leur dos le mari, le compagnon, le bourreau.
Ce matin Anne-Marie se sent bien. Elle a fait des heures supplémentaires cette nuit. Elle a tout nettoyé, ses instruments, la cave. Puis s'est débarrassé du corps de Paul dans le canal.
"Il faut que je me ménage. J'ai plus trente ans." pense-t-elle.
Elle a besoin d'une bonne tasse de café. En étouffant un baîllement, elle se dirige vers ses collègues de travail.

FIN

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