lundi 2 novembre 2009

Vieille bique

Shckouik, schkouik. A petit pas mesuré, Armande tente de faire obéir ses nouvelles chaussures orthopédiques qui la font souffrir le martyre. Fini les talons de sa jeunesse qui claquaient son passage.
Tirant son caddie derrière elle, Armande réfléchit au lapin au cidre qu'elle va préparer pour Léa, sa petite fille de 14 ans. "Un bon lapin d'une livre, du Coat Albret brut, des oignons, du beurre demi-sel, une SEAT IBIZA..." Une SEAT IBIZA ? Un grand bruit de frein surgit sur sa droite.
La voiture stoppe à 10 centimètres de sa jambe.

"Eh vieille bique, tu peux pas faire attention quand tu traverses ?"

Interdite, Armande regarde le conducteur qui lui hurle des horreurs. Excédé, il roule à cheval sur le trottoir et part dans un nuage de fumée.

"Vieille bique hein..."
Suivant la voiture des yeux qui s'éloigne à toute allure dans le lointain, Armande murmure quelques paroles, sourit puis poursuit son chemin vers le marché.

9h, 12 minutes et 47 secondes. Soit 18 secondes de plus qu'hier. Sans la vieille, Hervé aurait pulvériser son record d'arrivée. Avec son nouveau costume gris anthracite, il se sent prêt à conquérir le monde. Cela fait des mois qu'il rêve de cet entretien. La promotion de sa vie. Il inspire un grand coup et pousse la porte du bureau du directeur général.

C'est une pièce immense vitrée sur tout un côté donnant une vue imprenable sur les immeubles du quartier d'affaires. Assis à son gigantesque bureau, le directeur général M. Lantier parle à haute voix avec un correspondant invisible. Il aperçoit Hervé et lui fait signe de s'approcher avec un geste énervé de la main. Un sourire chaleureux scotché aux lèvres Hervé pénètre dans le bureau. En s'avançant il pense "Putain, il a vraiment une sale tête de con."

M. Lantier a tourné son fauteuil dos au bureau. Hervé s'assoit et attend qu'il mette fin à la conversation. Il s'absorbe dans la vision des immeubles qui s'étendent dans le lointain.

"... Vous vous démerdez. Je veux que tout soit boucler pour ce soir. Compris ?... Alors Hervé vous vouliez me voir ?... Hervé ?"

Hervé frémit et se retourne vers le directeur.
"Heu oui pardon, excusez-moi. Je..."

Hervé s'arrête en plein dans son élan. En face de lui, le directeur l'observe avec des yeux ronds.
"Et bien ? De quoi s'agit-il ?"

Hervé est incapable de sortir un son. A la place de M. Lantier, il se voit lui. C'est son visage qui le scrute dans l'attente d'une réponse de l'autre côté du bureau. Hervé cligne des yeux. Mais c'est toujours sa tête qui l'interroge du regard. Le directeur-Hervé soupire.
"Bon écoutez mon petit Hervé, on va pas y passer la journée..."

Hervé repousse sa chaise et balbutie
"Heu oui, non . Je..."
Le téléphone sonne. Hervé-Lantier appuie sur la touche du haut parleur et répond d'une voix sèche. "OUI ?."
Hervé en profite pour sortir du bureau à reculons. Il referme la porte derrière lui.

Il inspire un grand coup. "Merde."
En passant devant le bureau d'Yvette la secrétaire, celle-ci lui lance un regard interrogateur.
"Hervé ça va ?".
D'un pas mal assuré, il se dirige vers la machine à café au fond du couloir. Il regarde le gobelet se remplir de café. Yvette se place derrière lui
"Hervé vous êtes sûr que ça va ?".

Il marmonne dans sa barbe "Mêle toi de tes oignons grosse vache."

Il se retourne vers elle s'apprêtant à lui envoyer un sourire étincelant et professionnel mais celui-ci meurt immédiatement sur ses lèvres.
En face de lui se tient une Yvette à tête de vache normande avec autour du cou une myriade d'oignons en collier. Il lâche son café sur ses chaussures en croco neuves.

"Meeeuuuh ?" fait Yvette-Marguerite.

En gémissant il recule et se met à courir vers l'ascenseur.
"Hervé ?" "Meeuh ?"

Il appuie sur le bouton de l'ascenseur comme un possédé. Il entend s'approcher Yvette et Hervé-Lantier. La porte de l'ascenseur s'ouvre enfin. Il s'y précipite et voit Yvette la vache et Hervé-Lantier avancer dans le couloir. Les portes se referment. Hervé s'écroule sur le plancher de l'ascenseur.

Tremblant sous sa couette, Hervé repense à sa matinée. Hervé-Lantier, Yvette la vache.
Il ne s'est pas drogué depuis la fac. Allergique aux crevettes, il n'en n'a pas touché une depuis le mariage de son oncle Bernard en 1975. Il téléphone à son médecin.
"Passez cet après-midi ! Je vous recevrais entre deux bronchites !"


Hervé sort péniblement de son lit. Il s'est couché tout habillé avec son costume gris de marque italienne.
Après avoir enfilé un jean et un sweat à capuche, il sort dans la rue et se dirige vers le cabinet médical du Dr Petitjean.

Sur le chemin, Hervé est à l'affût du moindre bruit, il regarde ses pieds.

Dans la salle d'attente du Dr Petitjean, cinq personnes attendent leur tour. Il y a une femme et son petit garçon de cinq ans qui renifle toutes les 30 secondes, un vieux avec un pansement sur l'oeil avec sa femme, une jeune fille de 16 ans les yeux rivés sur son téléphone portable. Le gamin déchire des petits bouts de magazine et les catapulte avec une règle au plafond, la vieille crache ses bronchites avec un bruit de cochon malade et son mari reluque les jambes de la jeune fille à côté d'eux avec son oeil valide qui tourne comme un boule de billard.

Hervé soupire. Il est à bout. Il ferme les yeux et s'imagine ailleurs quelque part sur un bateau en la Méditerranée avec des jeunes filles en monokini lui passant la crème solaire sur le torse.

Le Dr Petitjean le reçoit trois heures plus tard. Il lui prend sa tension, regarde le fond de sa gorge. Puis lui fait un arrêt maladie d'une semaine pour surmenage. Hervé sort épuisé. Il marche comme un pantin désarticulé. Soudain un coup de frein jaillit sur le côté. Un scooter stoppe dans un crissement de pneus.
"Eh la vieille bique tu peux pas faire attention ?"
Hervé regarde la jeune conductrice qui le scrute. Puis il fait "Méééé." Et repart en trottinant.

Du haut de sa fenêtre, Armande fait un signe de la main à sa petite fille Léa et sourit.

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